(Tableau Agnés Boulloche)
Ayant pris la précaution de mettre des réveils dans les tiroirs de ma table de nuit, je peux vous mettre la suite de cet essai.
[. « Dans une République aussi ouvertement fondée sur l’injustice, la condition des femmes était tragique ; la sagesse des peuples n’avait jamais été tendre à leur égard :
(Caricature Delize)
femme, feu, messe, vent et mer font cinq maux de grand amer ; femme rit quand elle peut et pleure quand elle veut, les femmes sont plus chastes des oreilles que de tout le reste du corps ; la jalousie d’une épouse est une bourrasque dont sort l’ouragan ;
(Tableau Jaroslaw Jasnikowski)
qui a des filles est toujours berger ; la femme sait un art avant le diable ;
(Photo perso)
fiançailles vont en selle et repentailles en coupe ; malheureuse maison et méchante, où coq se tait et poule chante ;
(Tableau Gervasio Gallardo)
l’homme est pour le purgatoire, la femme pour l’enfer.
Les épouses étaient condamnées à entendre toute la sainte journée des jérémiades sur leurs belles-mères, car on pensait qu’il fallait se plaindre à la belle-fille pour que la belle-mère comprenne ; lorsqu’elles avaient le malheur d’avoir épousé un mari aimant, elles subissaient de quotidiennes punitions corporelles, car qui aime bien châtie bien (querelles d’amants, renouvellement d’amour) et les vieilles filles ne pouvaient pas même espérer trouver un vieil époux moins fougueux, car qui approche de la soixantaine abandonne les femmes pour le vin.
(Caricature Grémi)
Cette misogynie fondamentale rendait la vie sexuelle pénible : premièrement on savait que femme et vin ont leur venin et deuxièmement que mieux vaut être seul que mal accompagné ; on se méfiait des demandes amoureuses car tel te caresse aujourd’hui te frappe demain. Par contre l’adultère était chose courante car qui aime sa voisine a un avantage, il la voit souvent et sans voyage. Convaincus qu’à nouvel an nouvelle vie, on pensait que les enfants ne devaient naître qu’au mois de janvier et que l’on devait donc s’accoupler exclusivement aux premiers jours d’avril. Mais comme on passe Noël avec les siens et Pâques avec qui on veut, en avril tous les accouplements étaient adultères (comme on le sait, Noël au balcon, Pâques aux tisons, et durant cette fête les maris poursuivaient d’ailleurs leurs épouse adultères et leurs amants avec des tisons encore rougeoyants), de sorte que la République heureuse était presque uniquement peuplée d’enfants illégitimes.
(Tableau Evelyn de Morgan)
Ces difficultés sexuelles n’étaient pas même compensées par des pratiques onanistes ou par du commerce pornographique car, s’il est exact que qui se contente soi-même prend plaisir, voir et ne pas toucher fait crever. Les cas d’homosexualité (et pourquoi pas ? ce n’est pas ce qui est beau qui l’est mais ce qu’on aime et d’ailleurs tous les goûts sont dans la nature).
(Caricature Brighty)
Et qu’on n’aille pas penser que la plupart des difficultés pouvaient être résolues par la médecine : les médecins étaient considérés avec la plus grande des méfiances. On était convaincu tout qu’autant vaut mourir du remède, qu’il n’y a pas de médecin contre la peur, que les erreurs des docteurs, la terre les recouvre, que le dentiste se nourrit avec les dents des autres, que d’un mal il peut sortir un bien, et que tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir (au pire, on recourait à l’euthanasie, puisqu’aux grands maux les grands remèdes).
(Photo montage Hartsell Ryan)
Comme la pomme du matin tue le médecin, que pour faire une bonne journée, se faut faire la barbe, pour faire un bon mois, se faut marier, pour une bonne année, faut tuer un cochon, plutôt que d’aller consulter un médecin, on tuait un cochon. Peine de cœur n’étant pas mortelle, il était déconseillé de recourir aux soins des cardiologues, mais les otorhinolaryngologistes ne jouissaient pas d’une meilleure réputation (mieux vaut un enfant morveux qu’un enfant sans nez), sans parler de l’extrême suspicion que l’on éprouvait à l’encontre des vétérinaires,
(Tableau Cathie Bleck)
car puisqu’à cheval donné ne lui regarde pas la bouche, ceux-ci ne pouvaient soigner que les chevaux de grand prix. Les affections pulmonaires étaient pourtant fréquentes : sur la base du précepte en avril ne te découvre pas d’un fil, mais en mai fait ce qu’il te plaît, on ne portait durant ce mois-là que des vêtements fort légers et très fins, même si tempêtes et orages de grêle sévissaient encore avec rage. Quoi qu’il en soit, les médecins fréquentaient mal volontiers les hôpitaux, persuadés que qui va avec un boiteux, au bout de l’an boite comme lui.
(Tableau Claude Verlinde)
Ce peuple malheureux aurait pu trouver une ultime consolation dans les jeux et les paris. Mais l’issue de chaque compétition sportive était toujours décidée avant le coup d’envoi (et puis, ne voit-on pas d’ailleurs au bout du jeu qui a gagné ?).
Les traditionnelles luttes dans la boue ne servaient pas à grand-chose, car que l’on vainque ou que l’on perde, on n’est jamais sali que par la boue.
On ne pratiquait qu’un seul jeu qui consistait à grimper le long d’un immense mât de cocagne pour atteindre son sommet à ses risques et périls (car la fortune sourit aux audacieux et qui ne risque rien n’a rien).
(Tableau Damon Soule)
Et il ne faut pas croire qu’en raison de leurs difficultés à se divertir ou à faire l’amour, les citadins aient trouvé un refuge dans l’éducation. On se méfiait énormément de l’école, car la pratique est la seule théorie qui profite, et on n’avait aucune confiance en la logique, car avec des si et des mais, on mettait un âne en bouteille. Les enseignants étaient exécrables, car lorsqu’on sait faire quelque chose, on le fait et quand on ne sait pas le faire, on l’enseigne aux autres (sans que les écoliers s’en rendissent compte, car mieux vaut demander que faillir et errer, et qui demande apprend). L’enseignement des mathématiques était réduit au strict minimum : les enfants apprenaient certainement que jamais deux sans trois, mais ils n’atteignaient pas les chiffres suivants car on ne pouvait dire quatre sans l’avoir dans son sac – et on ne savait pas très bien ce qu’un écolier devait avoir dans son sac, pas plus qu’on ne pouvait vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué.
(Tableau Joe Becker)
Ne parlons pas des mathématiques supérieures sur lesquelles s’exerçait le tabou de la quadrature du cercle (qui naît rond ne peut mourir pointu). Les élèves les plus doués souffraient de discrimination (qui trop parle n’est pas sage) et, de toute façon, ils tombaient rapidement malades, puisque ce sont toujours les meilleurs qui partent les premiers.
(Photo perso)
On était donc d’avis que mieux valait un âne vivant qu’un docteur mort.
Il était interdit de chercher du travail à la fin des ses études en présentant un curriculum, car qui se loue lui-même trouve bien vite des railleurs.
On encourageait le chômage et le sous-emploi (on n’apprend un métier que pour y mourir). D’ailleurs : qui a vingt ans n’est, à trente ne sait, à quarante n’a, jamais ne sera, ne saura et n’aura !
Les connaissances technologiques étaient infiniment réduites : toute forme de recyclage était interdite
(Photo perso)
(quand l’eau a passé sur la roue du moulin, jamais elle ne revient), et on n’utilisait que des procédés infiniment lents et archaïques (goutte à goutte la mer s’égoutte, qui trop se hâte s’empêche ; pendant que l’herbe pousse, le cheval meurt, et chienne trop hâtive enfante des chiots aveugles).
En résumé, il est évident que la République Heureuse ne pouvait rendre ses habitants plus malheureux qu’ils ne l’étaient ; peu à peu ils abandonnèrent l’île et son législateur, lequel dût reconnaître la faillite de son utopie. Mieux vaut tard que jamais ! Comme l’auteur anonyme de ce petit ouvrage sagement le constate tout en critiquant la confiance excessive que l’on accorde aux proverbes : la sagesse du passé ne nourrit pas l’affamé, dire et faire sont deux, trop et trop peu gâtent tous les jeux. Le Législateur pensait que d’une chose il en naît une autre, que l’on connaît un arbre à son fruit et que tôt ou tard les difficultés ressurgissent. Si tout est bien qui finit bien et qu’en fin vainc qui bien endure, alors tout finit mal si tout va mal et qui se fait du tort à lui-même n’a que ses yeux pour pleurer, car qui naît affligé meurt inconsolé, qui bâtit sur le sable construit dans l’air, qui sème le vent récolte la tempête.
(Photo perso)
Le temps se change en bien peu d’heures et tel qui rit le matin qui le soir pleure.
Si l’on avait su plus tôt que c’est au ver que l’on connaît la pomme et que toute médaille a son revers…Mais le chemin de l’Enfer est pavé de bonnes intentions et nul ne sait ce que l’avenir lui réserve.
Et cela vaut aussi pour notre anonyme du temps jadis. On ne meurt que d’une mort et l’homme qui vit n’est pas mort.
(Tableau Carlos Huante)
J’ai rapporté ce que j’ai lu, et à un ambassadeur, on ne porte pas injure.
UMBERTO ECO
Rappel:
Ce texte d'Umberto Eco, a pour seul but d'inviter les lecteurs à découvrir ses œuvres, je pense plus particulièrement "Au nom de la Rose" adapté au cinéma avec Sean Connery ou "Le pendule de Foucault".