Vivre selon les proverbes… !
Ou de la Nouvelle Utopie pour une République Heureuse… !
(Les proverbes flamands, Bruegel l’ancien)
«[ Aucun exemplaire au NUC. Mais ce n’est pas tout : n’étant mentionné ni par Brunet ni par Graesse et ne figurant pas dans la bibliographie d’occultisme (Caillet, Fergusson, Duveen, Verginelli, Rota, Biblioteca Magica, Rosenthal, Dorbon, Guaita pour ne citer que les principales), il est malaisé d’obtenir des informations sur ce petit ouvrage anonyme, qui, non daté de surcroît, et publié dans une de ces habituelles cités fantômes
(Tableau Hiroki Kakinuma)
(Philadelphie, imprimé par Secundus More), porte par ailleurs le titre alléchant de : De la Nouvelle Utopie (sic) ou de l’Île Perdue où un Législateur de génie chercha à réaliser la République Heureuse, in 8° (2) 33 ; 45 (6) (première page blanche).
Le petit volume est divisé en deux parties : dans la première on énonce les principes sur la base desquels avait été fondée la République Heureuse ;
(Tableau Sergey Tyukanov)
dans la seconde on énumère les inconvénients et les incidents inhérents à la constitution de cet Etat, et les raisons pour lesquelles cette Utopie avait donc failli en l’espace de quelques années.
(Le Paradis Jérome Bosch)
Le Principe Utopique fondamental sur lequel s’était appuyé le Législateur était que non seulement les proverbes sont la sagesse des peuples, mais que la voix des peuples est la voix de Dieu : un Etat parfait doit donc être constitué sur la base de cette unique sagesse – toutes les autre idéologies et tous les autres projets moraux, sociaux, politiques ou religieux antérieurs ayant failli par hybris intellectuelle,
(Tableau Jaroslaw Jasnikowski)
pour s’être éloignés de l’antique sagesse (accepte le passé, crois au futur et vis le présent).
Quelques mois après la fondation de cette République Heureuse ; on avait rapidement réalisé à quel point ce Principe utopique rendait la vie quotidienne malaisée.
(Tableau Hiroki Kakinuma)
D’immédiates difficultés concernant la chasse et l’approvisionnement en denrées de première nécessité étaient apparues car on partait du principe selon lequel qui va à la chasse perd sa place (ce qui restreignait considérablement l’activité des chasseurs et l’apport en gibier).
(Tableau Peter Van Oostzanen)
On s’était limité d’abord à la pêche, mais, convaincus que qui dort bien ne pêche pas, les pêcheurs s’étaient mis à consommer des doses exagérées d’excitants, et, détruits, tant au physique qu’au moral, ils mettaient prématurément fin à leur carrière.
(Sculpture Joe Pogan)
L’agriculture était en état de crise permanente, car on pensait que lorsque la poire est mûre il faut qu’elle tombe – sans parler de la menuiserie (ni de la difficulté que l’on avait à fixer des tableaux au mur)
car puisqu’un clou chasse l’autre, on usait vainement du marteau en tentant d’enfoncer un nouveau clou sur un ancien. La confection et la vente de casseroles étaient devenues impossibles en raison d’une méfiance invétérée à l’égard des chaudronniers puisqu’il était bien connu que
c’est le Diable qui fait les pots (les chaudronniers avaient bien essayé de ne fabriquer et de ne vendre que des couvercles, mais personne n’achetant de pots, leur offre se heurtait à une absence totale de demande).
La circulation routière était compliquée : vu que mieux vaut la vieille voie que le nouveau sentier, que l’on sait ce que l’on quitte, mais qu’on ne sait jamais ce que l’on va trouver,
(Tableau Octavio Ocampo)
on avait supprimé aussi bien les panneaux d’interdiction de faire demi-tour (car sinon on ne pouvait jamais plus se retourner de là où on était parti) que les échangeurs (autant de sentiers autant de dangers).
D’ailleurs, on avait interdit tout type de véhicule (chi va piano va sano e chi va sano va lontano)
(Tableau Wolfgang Lettl)
et il n’était pas même envisageable de se déplacer à dos d’âne à cause de l’odeur insupportable de ces animaux (à laver la tête d’un âne on n’y perd la lessive et le savon). En général, on décourageait non seulement tout voyage mais aussi toute forme d’activité productive,
car qui vit de rêves n’a pas grand besoin puisque l’espoir fait vivre (ce qui favorisait encore la consommation des drogues) et que partir, c’est mourir un peu.
(Tableau Bosch)
On avait même aboli les services postaux puisqu’on ne trouve jamais de meilleur messager que soi-même. Il était difficile de défendre sa propriété privée car pour empêcher les chiens d’aboyer
(Tableau Thierry Poncelet)
– chien qui aboie ne veut mordre – ils étaient muselés de façon particulièrement sévère, ce qui laissait la part belle aux voleurs.
L’hygiène corporelle avait été réduite au strict minimum puisque chat échaudé craint l’eau froide.
Un principe erroné d’entraide mutuelle avait établi qu’il fallait quatre hommes pour faire une salade : un prodigue pour l’huile, un avare pour le vinaigre, un sage pour le sel et un fou pour le poivre (sans oublier que le pain ne devait jamais manquer sur la table, car rien n’est plus triste et plus long qu’un jour sans pain !).
(Tableau Andre Martins de Barros)
Chaque fois, donc, que l’on voulait cuisiner (en partant du principe qu’il faut se servir de la patte du chat pour tirer les marrons du feu), on devait se mettre en quête d’une aide adéquate, mais de sérieux problèmes surgissaient pour trouver un avare, d’abord parce que personne ne voulait passer pour tel, et surtout parce que si un homme est avare, il l’est aussi de son temps
(Montage photo Francesco Sambo)
(l’avare et le cochon sont semblables, ils ne sont bons qu’après leur mort). Finalement, on renonçait généralement à assaisonner la salade, d’autant que la faim est le meilleur des condiments, et que du feu, de l’eau et du pain sec se trouvent en tout endroit »].
A SUIVRE
Nota Bene: Ce texte d'Umberto Eco, n'a pour seul but d'inviter les lecteurs à découvrir ses oeuvres, je pense plus particulièrement "Au nom de la Rose" adapté au cinéma avec Sean Connery ou "Le pendule de Foucault"