Le 6 août 1740, Tronchin épouse Mlle Hélène de Witt, dont il dit, bien qu’elle soit fort laide :
- Ma femme n’est pas parée de qualités, elle en est couverte !
Sa renommée s’accroît encore, et lorsque quelques années plus tard,
« le dépérissement des mœurs en Hollande » autant que le désir de retrouver sa patrie décideront Tronchin à quitter Amsterdam pour revenir à Genève, ce sera de nuit qu’il exécutera ce projet et presque sans bagages, car les Hollandais ne se seraient point sans difficultés résignés à son départ.
A Genève, le voilà habitant de nouveau la demeure ancestrale des Tronchin, « située sur cette place irrégulière et si pittoresque du Bourg du Four que domine la cathédrale et qui, presque seule aujourd’hui, a conservé, grâce à l’inégalité de son sol, à ses escaliers étroits, à ses armes séculaires et aux sombres façades de ses maisons, quelque chose de l’aspect austère que devait avoir la cité de Calvin ».
Aussitôt les malades affluent autour de lui ; il en vient de partout, on se loge à prix d’or, comme on peut ; qu’importe, pourvu que l’on soit dans son voisinage. Mme la duchesse d’Anville payera deux cents louis pour l’hiver un simple appartement… ! Et les honneurs pleuvent, aussi comme les malades, la situation de Tronchin devient unique au monde : la Hollande lui fait les offres les plus magnifiques pour le ravoir, la république de Genève multiplie les flatteries, les cajoleries, les avantages pour le retenir. Et cependant Tronchin souffre, il souhaiterait la paix, « cette paix sans laquelle il ne peut vivre », et ses confrères lui ont déclaré la guerre, une guerre acharnée, sans merci, il est en butte à toutes les hostilités, à des difficultés sans nombre. Des conflits mêmes éclatent journellement, si bien que d’Alembert pourra dire :
Les querelles qu’il suscita entre ces graves docteurs furent souvent si violentes que peu s’en fallut qu’elles n’aboutissent à des suites sanglantes qui eussent obligé la médecine d’appeler la chirurgie à son secours.
Jusqu’en 1766 – époque où les troubles de la politique genevoise aggravant d’écoeurement et de dégoût ses propres ennuis, il se décida à céder aux instances du duc d’Orléans et à s’installer à Paris, - Tronchin occupe à l’Académie de Genève une chaire autour de laquelle se presse le public le plus enthousiaste. Pourtant, pas un de ces cours n’a lieu sans tapage, ce qui fera remarquer à Condorcet : « Applaudies par les philosophes, ses leçons furent critiquées par les médecins. »
Pour comprendre ces critiques et en quelque sorte les justifier, car elles procèdent d’un état d’esprit assez semblable à l’affolement des fourmis dont on a bouleversé la fourmilière, il suffit de mettre en parallèle la manière dont la médecine s’exerçait alors, la façon dont Tronchin comprenait les soins à donner à l’humanité souffrante et les jugements en couperet de guillotine qu’il portait sur les « systèmes » de ses contemporains.
Il écrit un jour à Sauvage de la Croix :
Mieux vaudrait, tout bien compté, qu’il n’y eût pas de médecin. Mieux vaudrait que la vie des hommes fût confiée à la bonne nature dont les ressources sont infinies. La preuve en est tout ce qu’elle fait pour conserver la vie des hommes malgré l’étourderie et les erreurs des médecins.
Depuis que notre art a dégénéré en moyens de finances, les médecins, en général, ne sont plus que des financiers qui sacrifient à leurs besoins tout ce qui est essentiellement leur devoir, dit-il ailleurs. On chercherait en vain de la délicatesse et des sentiments dans un ordre de gens qui n’ont que des besoins…Le plus beau des arts est devenu le plus méprisable et le plus funeste…
Il écrit à la présidente Moti :
Le médecin ne marche à pas sûrs qu’en marchant avec la nature ; s’il la perd de vue, il s’égare, et cette bonne nature que l’on respecte si peu ne suffit presque toujours à elle-même, car Dieu, dont elle est l’ouvrage, ne s’est pas contenté de lui donner la faculté de maintenir la santé du corps, il l’a mise en état de la rétablir aussi quand il est malade. Le médecin sage qui le sait se contente d’ôter les obstacles. Il la retient quand elle est trop active, il l’excite quand elle s’endort ; mais c’est elle seule qui guérit.
A d’autres encore :
Je gémis du désordre où je trouve le plus utile, le plus nécessaire, le plus beau, le plus dangereux des arts. Le temps et les Arabes ont fait moins de mal à Palmyre que l’ignorance des médecins n’en a fait à la médecine ; elle est devenue un fléau d’autant plus affreux qu’il frappe sans cesse. Il faut que le souverain y mette ordre en redressant les abus ou en défendant l’exercice d’un art si funeste.
En parcourant les lettres du grand médecin, à toutes les pages nous trouvons des jugements prouvant à quel point il englobait dans une égale réprobation les médecins de son époque, « déplorant leur indignité, leur profonde ignorance, leur âpreté au gain, dénonçant que la plupart du temps la médecine était trop souvent pratiquée par des « gens à faire, selon le mot de Guy-Patin, ce que l’on veut à qui plus donne » et « estimant qu’un grain de fortune vaut mieux que dix onces de vertu ».
Tronchin exagérait à peine.
Si lui « réfléchissait sur ses malades », à l’aveuglette, sans souci de l’âge, du sexe, des différences de constitution, ses confrères appliquaient pour le moindre malaise à tous la même médication : les saignées, des émétiques, des purgatifs ! Entraînés par la routine et la mode, les malades eux-mêmes réclamaient ces remèdes violents.
Tronchin s’insurge contre la saignée, et, dans une de ses lettres adressée à la comtesse d’Arcuissa, nous glanons cette anecdote :
Je me rappelle à ce sujet, Madame, qu’une malade d’une des premières villes de France me consultait il y a six ans sur une huit cent trente troisième saignée, laquelle, malgré l’ordonnance du médecin, n’avait pu se faire faute de sang. Le médecin pourtant la jugeait nécessaire. Comment pourtant la faire quand il n’y a pas de sang ? Il imagina de la renvoyer à huitaine ; « Entre cy et ce temps-là, dit-il, se formera peut-être du sang ». Et, en l’attendant, on me consulte. La pauvre malade était dans un tremblement continuel et dans un état de convulsions devenu habituel. Il n’y a qu’un an qu’elle est rétablie d’un mal pour lequel déjà la première saignée était inutile ; que dirons-nous de la huit cent trente troisième ?
Et furieux, indigné, Tronchin ajoute :
Et l’on pend un misérable affamé qui vole du pain… ! Je me tiens à quatre, Madame, pour n’en rien dire. La compassion, d’ailleurs, m’ordonne de me taire : quand le mal est fait, à quoi servent les réflexions?
A quelques temps de là, c’est un évêque de Béziers qu’il sauve de « dix-huit saignées et de la mort ».
A ces systèmes dangereux il s’efforce de substituer des traitements simples dérivant « des clairs, vrais et éternels principes puisés à la source hippocratique », ne contrariant point l’œuvre de la nature, l’aidant, la favorisant. Si bien que Grimm dépeindra ainsi Tronchin :
Jamais médecin ne consulta plus la nature, n’en saisit avec plus de sagacité tous les mouvements, toutes les indications ; jamais médecin n’employa plus heureusement et le secret d’atteindre la nature, et celui de la secourir avec le moins de peine, le moins d’effort possible.
On a beaucoup glosé sur ces fameuses pilules savonneuses qui donnèrent naissance à ce propos railleur : « Si les blanchisseuses le savaient, elles lui intenteraient un procès ! » et de ces autres pilules que l’on a prétendu en mie de pain !
Tronchin a pour excuse qu’en imposant ses méthodes il entreprend une œuvre de géant : il s’attaque à des manières de vivre, des habitudes, des intempérances que nul ne voudrait abandonner, attendu qu’elles constituent le fond, la base de toute vie élégante. Les maux qu’il soigne proviennent le plus souvent autant d’une mauvaise hygiène morale que de toute autre cause. N’est-ce pas là ce qu’il y a de plus difficile à guérir ?
Pour atteindre ses fins, il lui était donc indispensable non seulement de tâter le pouls de ses malades, mais d’obtenir d’eux ces confessions complètes révélant des plaies que l’on n’aime guère avouer en dehors du confessionnal, et, pour cela, il s’efforce de capter la confiance de ses malades, leur amitié, et il travaille à leur guérison, non seulement comme médecin, mais en penseur, en moraliste, en psychologue.
Eût-il dit à cette société : « Ne faites point de la nuit le jour, levez-vous de grand matin, couchez-vous tôt, réglez votre sommeil, mangez avec mesure », nul ne l’eût écouté.
Ce qu’il ne peut obtenir en l’attaquant de front, il l’atteint par ses ordonnances. Ya-t-il à prendre trois pilules par jour, la première sera prise en se levant à 7 heures, la seconde après un repas léger à 5 heures, la troisième à l’heure du coucher, parce que si le remède par lui-même ne guérit pas, la manière dont il est pris opère.
C’est contre la vie sédentaire surtout qu’il s’élève.
A un abbé qui souffre de maux de tête, il écrit :
Promenez, montez à cheval, et, dès que la mauvaise saison ne le permettra plus, sciez votre bois.
A l’abbesse de Saint-Pierre, il dira :
*(Photo Lacephoto)
Si la saison ne permet pas l’exercice en plein air, qu’on en fasse autant qu’il est possible dans sa cellule. On fera donc soi-même sa chambre et, deux petits décrottoirs sous les pieds, on frottera son plancher.
A l’abbé Carpentier, à Paris, il dira :
*(Photo Alan Pedroso)
Je vous supplie, s’il vous reste encore quelque amour de la vie, de la rendre moins sédentaire et de retrancher l’étude du soir. Vous périrez si vous me refusez cette grâce. Quand au travail du matin, je voudrais qu’il se fît debout. Ayez un pupitre exhaussé ; reposez-vous sur un tabouret et faites que votre corps ne soit point courbé.
Il recommande à tous l’usage de ces pupitres qui prennent aussitôt le nom de « bureaux à la Tronchin » et sont adoptés aussitôt par tous ceux astreints à un travail d’écriture.
A suivre...!
(Photo perso)
* Je n'ai pu résister, tant pis pour les grenouilles de bénitier et les "pisses froids"...!