Dans mon billet précédant, je vous avais proposé dans l’attente de son épître dédicatoire un petit résumé sur la vie de Bruno Giordano.
Pour ceux que le sujet précédent n’a pas déclenché des migraines, je vous soumet comme promis, ce petit chef d’œuvre d’écriture… !
Espérant que vous y trouverez autant de plaisir que ce que j’en ai éprouvé à sa lecture.
Bon courage, le plaisir est au bout de cette épître… !
A propos de :
La cabale du cheval de Pégase.
« Voilà le premier enseignement de l’âne céleste : dans l’ordre productif de la nature, les hommes ne possèdent aucune supériorité intellectuelle sur les bêtes. L’âme appartient en effet à toutes les espèces vivantes, car tous les êtres vivants sont dotés d’intellect ».
Bruno affirme même :
« Qu’il est possible que beaucoup d’animaux puissent avoir plus d’esprit et un intellect bien plus éclairés que l’homme ».
L’homme appartient ainsi à l’ordre de la nature, tant du point de la substance spirituelle que de la substance corporelle. De ce point de vue, il ne constitue pas une exception ontologique. Selon Bruno, en effet :
« Si l’homme, avec son esprit, pouvait se métamorphoser en serpent, il deviendrait serpent à tous les effets. »
Saverio ANSALDI : Université de Montpellier III – Paul Valéry
Epître Dédicatoire
Sur la cabale suivante
Au Révérendissime Seigneur
Don Sapatino
Abbé successeur de San Quintino,
Evêque de Casamarciano
Reverendissime in Christo Pater,
« Révérendissime Père dans le Christ ».
Parvenu au terme de son travail (non que la lumière ait transmigré mais que le matériau expulsé lui fait défaut et lui manque) et tenant en main un peu de verre, et bois, de cire ou d’autre chose, le potier a souvent de reste un morceau sans qu’il sache et puisse se résoudre à son sujet, songeant à ce qu’il pourrait en faire, se devant de ne pas s’en débarrasser sans profit et voulant au mépris du monde qu’il serve à quelque chose ; et voilà qu’en fin de compte ce morceau s’avère prédestiné à devenir une troisième anse, un bord, un couvercle de cruche un renfort, un emplâtre ou quelque rapiéçage colmatant, bouchant ou recouvrant une fissure, un trou ou une lézarde. Voilà, comme au potier, ce qui m’est arrivé, après avoir donné libre cours non à toutes mes pensées, mais à une certaine liasse d’écrits seulement, si bien que, finalement, n’ayant rien d’autre à achever, plus par hasard qu’à dessein, j’ai porté mon regard vers un opuscule que j’avais auparavant méprisé et utilisé pour couvrir ces écrits : je trouvai qu’il contenait en partie ce que vous vous verrez présenté.
Cet opuscule, je pensai d’abord le dédier à un chevalier ; ayant ouvert les yeux, celui-ci me dit qu’il n’avait pas assez étudié pour pouvoir comprendre les mystères et qu’il ne pouvait donc lui plaire. Je l’offris ensuite à un des ces ministri verbi Dei (1); il le déclara qu’il était ami de la lettre et qu’il ne se délectait point de semblables exposés propre à Origène (2), que les scholastiques et les autres ennemis de sa profession admettaient en leur esprit ? Je le proposai à une dame ; elle me dit qu’elle ne le trouvait pas à son gré, parce que cet opuscule n’était pas aussi long qu’il sied à un cheval et à un âne (3). Je l’offris à une autre qui, quoiqu’elle prît plaisir à y goûter, me dit, l’ayant fait, qu’elle voulait y réfléchir quelques jours. Je vis s’il pouvait encourager une bigote ; et elle me dit : « Je ne l’accepterais que s’il parle du rosaire, de la vertu des grains bénis et l’agnus-dei ».
Je l’approchais du nez d’un pédant qui ayant détourné le visage, me dit qu’il supprimait toute étude et toute matière à l’exception de quelques annotations, scolies et interprétations de Virgile, Térence et Marcus Tullius. J’entendis un versificateur dire qu’il n’en voulait pas à moins qu’il ne s’agît de la reproduction de quelques huitains ou sonnets. D’autres disaient que les meilleurs traités avaient été dédiés à des personnes qui n’étaient pas meilleures qu’eux. D’autres encore, avançant d’autres arguments, me semblaient disposés à ne devoir m’en remercier que peu ou pas du tout, si je le leur avais dédié ; et ce non sans raison, car, à vrai dire, on ne saurait offrir, dispenser et proposer traités et considérations qu’à ceux qui en sont dignes par leur profession ou leur condition.
Me trouvant donc les yeux rivés sur la nature de la matière encyclopédique, je me souvins de votre esprit encyclopédique qui, non tant par sa fécondité et sa richesse que par quelque rare excellence, paraît embrasser le tout, paraît détenir le tout et mieux encore. Assurément, personne d’autre que vous ne pourra plus expressément comprendre le tout, puisque vous êtes hors du tout ; vous pouvez entrer partout, puisque rien ne vous enferme ; vous pouvez disposer du tout, puisqu’il n’est rien dont vous disposiez. (Je ne sais si je ne pourrai mieux décrire votre ineffable intellect). Quand à moi, j’ignore si vous êtes théologien ou philosophe ou cabaliste. Mais je sais bien que vous êtes les trois à la fois, sinon par essence, du moins par participation ; sinon en acte, du moins en puissance ; sinon de près, du moins de loin. De toute façon, je crois que vous êtes suffisamment l’un comme l’autre. Par conséquent, voici que s’offrent à vous cabale, théologie et philosophie : je veux dire une cabale de philosophie théologique, une philosophie de théologie cabalistique, une théologie de cabale philosophique, de sorte, d’ailleurs , que j’ignore si vous possédez ces trois domaines totalement, partiellement ou si vous ne les possédez nullement ; mais ce dont je suis bien certain, c’est que vous possédez le tout du rien en partie, une partie du tout dans le rien et qu’en tout vous ne possédez rien de la partie.
Maintenant, pour en venir à nous, vous me demanderez : qu’est-ce donc que cette chose que vous m’envoyez ? Quel est le sujet de ce livre ? De quel présent m’avez-vous rendu digne ? Et je vous répondrai que je vous fais don d’un âne, que s’offre ainsi à vous l’âne qui vous fera honneur, qui augmentera votre dignité et vous mettra dans le livre de l’éternité. Il ne vous en coûte rien pour l’obtenir de moi et l’avoir pour vôtre ; et il ne vous en coûtera pas plus pour vous en charger, car il ne mange pas, ne boit pas et ne salit pas la maison ; en outre, il sera éternellement vôtre et vous durera plus longtemps que vos mitre, crosse, chape, mule et vie, comme, sans discourir beaucoup, vous pouvez le comprendre vous-même ainsi que d’autres. Ici, je suis persuadé, monseigneur révérendissime, que le don de cet âne ne sera pas ingrat envers votre prudence et votre piété. Et ce n’est point l’usage d’offrir à de grands maîtres un diamant, un rubis, une perle, un cheval parfait, un vase remarquable, ou encore un perroquet, un singe, petit ou grand, voire un âne, non ce n’est pas cet usage qui me fait parler ainsi.
(Gallery Durand)
Car cet âne-ci, tout en étant nécessaire, est rare, doctrinal et il n’est pas comme les autres. L’âne indien est précieux et c’et un don papal à Rome ; l’âne d’Otrante est un don impérial à Constantinople (4) ; l’âne de Sardaigne est un don royal à Naples. Quant à l’âne cabalistique, qui est idéal et par conséquent céleste, voudriez-vous, vous, qu’il soit moins cher où que ce soit sur terre et à quelque important personnage que ce soit, alors que, par un certain effet de réciprocité bienveillante et supérieure, nous savons que ce qui est terrestre se trouve au ciel ? Je suis donc certain que vous l’accepterez avec le même esprit que celui avec lequel je vous en fais don.
Tenez-le, ô mon père, s’il vous plaît, pour un, oiseau, car il est ailé, et c’est le plus gentil et le plus gai que l’on puisse garder dans une cage. Tenez-le, si vous le voulez, pour un fauve, car d’un côté il est unique, rare et parfait et, de l’autre, il n’est rien de plus vaillant que vous puissiez retenir dans un antre ou une caverne. Traitez-le, s’il vous plaît, en domestique, car il est obséquieux, affable et servile, et c’est le meilleur compagnon que vous puissiez avoir chez vous. Veillez à ce qu’il ne vous échappe pas des mains, car c’est le destrier le meilleur que vous puissiez nourrir ou, pour mieux dire, qui puisse se nourrir dans votre écurie ; c’est le meilleur camarade qui puisse vous tenir compagnie et vous divertir en chambre. Maniez-le comme un joyau et une chose précieuse, car vous ne sauriez avoir de trésors plus remarquables dans votre cachette. Touchez-le comme une chose sacrée et regardez-le comme une chose digne de haute considération ; car vous ne sauriez avoir de meilleur livre, de meilleure image ni de meilleur miroir dans votre cabinet. Tandem (5), si, malgré toutes ces raisons, il ne sied pas à votre appétit, vous pourrez le donner à quelqu’un d’autre qui ne devrait pas vous en être ingrat. Si vous le considérez comme un amusement, donnez-le à quelque bon chevalier qui le remettra entre les mains de ses pages, pour le garder soigneusement parmi les singes et les cercopithèques. Si vous le tenez pour une bête de trait, offrez-le à un paysan qui lui donnera asile entre son cheval et son bœuf. Si vous le considérez comme une bête sauvage, cédez-le à quelque Actéon qui le fera vagabonder entre les boucs et les cerfs. S’il vous paraît mignon, faites-en présent à quelque demoiselle pour laquelle il tiendra lieu de martre et de petite chienne. S’il vous semble finalement tenir du mathématicien, faites-en grâce à un cosmographe, pour qu’il aille ramper et sautiller entre les pôles arctique et antarctique de l’une de ces sphères armillaires, auxquelles il pourra donner le mouvement continu non moins avantageusement que le mercure épandu a pu le faire à celle d’Archimède, afin d’être plus efficacement le modèle du macrocosme, où la concordance et l’harmonie du mouvement rectiligne et circulaire dépendent de l’âme intrinsèque.
Mais si, comme je l’estime, vous êtes sage et si vous envisagez la question après mûre réflexion, vous le garderez par-devers vous, n’estimant pas que je vous aie offert une chose moins digne que celle que j’ai pu offrir au pape Pie V, à qui j’ai dédié L’Arche de Noé ; au roi Henri III de France, que j’immortalise avec Les Ombres des idées ; à son ambassadeur en Angleterre, à qui j’ai accordé Les Trente Sceaux(5) ; au Chevalier Sidney, auquel j’ai dédié La Bête triomphante.
En effet, vous n’avez pas seulement ici la bête triomphante vivante, mais également les trente sceaux ouverts, la béatitude parfaite, les ombres éclaircies et l’arche gouvernée ; ici, l’âne (qui ne convoite ni la vie des roues du temps, ni l’ampleur de l’univers, ni la félicité de l’intelligence, ni la lumière du soleil, ni le baldaquin de Jupiter) est modérateur, annonciateur, consolateur, initiateur et président. Non, ce n’est en rien un âne d’écurie ou de troupeau, il fait partie de ceux qui peuvent paraître partout, aller partout, entrer partout, s’asseoir partout, communiquer, comprendre, conseiller, définir et faire tout. En effet, si je le vois piocher, arroser et irriguer, pourquoi ne voulez-vous pas que je le dise maraîcher ? S’il laboure, plante et sème, pourquoi ne sera-t-il pas agriculteur ? Pour quelle raison ne sera-t-il pas artisan, s’il est manœuvre, maître d’œuvre et architecte ? Qui m’empêchera de le dire artiste, s’il est inventif, actif et réparateur ? S’il est exquisément argumenteur, disserteur et apologétique, pourquoi ne vous plaira-t-il pas que je le dise scolastique ? Comme il est si excellemment formateur de coutumes, instituteur de doctrines et réformateur de religions, qui se fera scrupule de le dire académicien et de l’estimer archimandrite de quelque archiacadémie (6) ?
Pourquoi ne sera-t-il pas monastique, puisqu’il est choral, capitulaire et cellulaire ? S’il a fait vœu de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, me blâmerez-vous, si je le dis conventuel ? M’empêcherez-vous de l’estimer digne du conclave, étant donné qu’il peut s’élever par voix active et passive dans la hiérarchie, par l’élection et jusqu’à la prélature ? Si c’est un docteur subtil, irréfragable et illuminé, de quelle conscience ferez-vous preuve si vous ne voulez pas que je l’estime digne conseiller et le tienne pour tel ? Me tiendrez-vous la langue, pour qu’elle ne puisse le déclarer domestique étant donné que toute la moralité politique et économique loge dans cette tête-là ? La puissance de l’autorité canonique pourra-t-elle faire en sorte que je ne le tienne pas pour un pilier ecclésiastique, s’il s’offre à ma vue si pieusement, dévotement et chastement ? Si je le vois si haut, si béat et si triomphant, le ciel et le monde entier pourront-ils faire en sorte que je ne le nomme pas divin, olympien et céleste ? En conclusion (pour ne plus me casser la tête, ni ne plus vous casser la vôtre), c’est, ce me semble, l’âme même du monde, le tout dans le tout, et le tout dans quelque partie que ce soit. Vous voyez donc maintenant de quelle qualité et combien grande est l’importance de ce vénérable objet, à propos duquel nous faisons ce discours et ces dialogues. S’il vous semble voir dans ceux-ci une grosse tête dépourvue de buste ou munie d’une toute petite queue, ne vous effarez pas, ne vous indignez pas et ne vous étonnez pas. On trouve en effet dans la nature beaucoup d’espèces animales qui n’ont pour membre que la tête, ou qui ne sont, semble-t-il, qu’une tête, celle-ci se révélant énorme et les autres parties comme imperceptibles ; et cependant, ces espèces n’en sont pas moins des plus parfaites en leur genre.
Et si cette raison ne vous satisfait pas, vous devez considérer en outre que cet opuscule renferme une description, une peinture et que, dans les portraits, il suffit le plus souvent de représenter seulement la tête sans le reste. Sans compter que ne faire qu’une main, un pied une jambe, un œil, une oreille délicate, la moitié d’un visage se détachant de derrière un arbre, ou depuis le petit angle d’une fenêtre ou sculpté dans le ventre d’une tasse – que sa base soit une patte d’oie, d’aigle ou de quelque autre animal – peut parfois donner un excellent résultat, dont la facture, loin donc d’y perdre ou de se déprécier, en est d’autant mieux accueillie et appréciée. Voilà pourquoi je me persuade, je suis même certain que vous accepterez ce don comme celui d’une chose aussi parfaite que le cœur des plus parfaits avec lequel elle vous est offerte.
Vale. (7)
1 – Ministres du verbe divin, c'est-à-dire les réformés.
2 – Cf . Giordano Bruno, (Des fureurs héroïques) : « Et parmi les théologiens, seul Origène comme tous les grands philosophes a osé dire, après les Sadduccéens et autre réprouvés, que la révolution est vicissitudinale et éternelle et que tout ce qui s’élève doit retomber, ainsi qu’on peut le voir en tous les éléments, en tous les objets qui existent à la surface, au sein et aux entrailles de la nature. » (éd. Paul Henri Michel, Les Classiques de L’Humanisme, Les Belles Lettres, 1984, p. 114).
3 – Allusion obscène.
4 – Probablement, Bruno évoque avec ironie la lutte de la Sainte Ligue chrétienne (Espagne, Venise, Saint-Siège) contre l’invasion ottomane, la ville d’Otrante faisant face en Italie à celle de Lépante en Grèce, au large de laquelle fut mise en déroute pour la première fois la flotte turque.
5 – Œuvre publiée dés son arrivée à Londres en 1583 et dédiée à Michel de Castelnau, ambassadeur de France auprès de la reine Elisabeth.
6 – Néologisme, à valeur ironique.
7 – Adieu.
Source : La Cabale du Cheval Pégase, éditions Michel de Maule