Il y a trente ans, on pouvait se promener le soir dans Paris, les mains dans les poches, claquer la portière de sa voiture sans la fermer à clé, et s’endormir, à la campagne, les fenêtres ouvertes. Il y avait certes des assassinats et des cambriolages, le Français n’était pas tout bon, mais la France, dans ses frontières hexagonales, était plutôt tranquille.
Dans les grands restaurants, les maîtres d’hôtel, raides dans leur tenue de pingouin, servaient et desservaient en silence et le sommelier, consultant votre commande, disait sobrement : « Je vous recommande ce meursault, ensuite un domaine de chevalier. Ce sera parfait » et s’en allait vers la table voisine.
Aujourd’hui, on tire le sac des vieilles dames dans les beaux quartiers, on dote sa voiture d’une sirène qui se met à hurler au passage du moindre moineau et, chez soi, on se barricade pour la nuit, comme à Fort Alamo.
Mais alors, au restaurant ! C’est petit doigt en l’air et bouche en cul de poule, pommade et frisettes. Jamais les Français n’ont été entourés d’autant de courbettes et de ronds de jambe. On ne va plus au restaurant pour manger, mais se restaurer dans le tourbillon du grand ballet initiatique dont on vous force à être le Mamamouchi.
Imaginez que vous ayez invité, ce soir-là, dans un restaurant qui se « prétend », une dame devant qui vous avez décidé de déballer vos tendres sentiments. Cela donne à peu près ceci :
« Enfin, nous sommes là, vous et moi…Chère Amandine, il faut que je vous dise quelque chose… »
Interruption du sommelier :
« Si je peux me permettre de faire une suggestion à ces messieurs dames, nous avons pour l’apéritif un champagne rosé brut dont je tiens à signaler qu’il est obtenu par vinification directe des grands crus pinot noir de la montagne de Reims. Sinon, je puis vous proposer un rarissime muscat de l’île de Xylophène, de vendanges tardives évidemment, dont les vibrations aromatiques très prolongées n’altèrent en rien une fraîcheur en bouche tout à fait étonnante pour un vin aussi mûr. »
Amandine : »Je prendrai un Schweppes avec une rondelle de citron… »
Vous : « Nous disions donc… »
Le maître d’hôtel, de retour avec deux cartes : « Je vous laisse consulter la carte, mais je vous signale que ce soir le chef a préparé quelque chose de spécial que je me permets de vous recommander. Il s’agit d’une émiettée de bar de petit bateau, qu’il fait venir en direct de l’île de Houat d’où il est transporté par avion jusqu’au continent. Emietté à la main, il est saisi à la poêle et servi avec de jeunes poireaux dans une réduction à l’abricot d’Arménie, fleur de genet, graines de pavot, sel de Guérande et poivre de Sichuan. Vous verrez, c’est tout simple et c’est très léger. »
Vous : « Voyez-vous, ma chère Amandine, depuis que j’ai le bonheur de vous connaître, je ne cesse de me dire… »
Amandine : « Vous me raconterez cela tout à l’heure, mais faisons d’abord notre choix. »
Quelques instants plus tard, le maître d’hôtel.
« Bien, maintenant, je vais pouvoir prendre les commandes…Ce qu’est la bistouquette ? Eh bien, c’est une bistouquette d’huîtres à la pomme de terre en bouillon léger d’épinoches et de radis noirs. Madame préfère la Zigouillette de homard aux herbes de l’océan ? Parfait.
Et monsieur, pour commencer ? J’attire son attention sur la petite salade de saint-jacques. Les saint-jacques sont saisies à l’unilatérale et servies avec une vinaigrette tiède de pomponnette aux graines d’hépatite des bois, sur quelques feuilles vertes, parsemées de fleurs de bamboula. Oh ! Oui, monsieur, c’est très léger. Bien…Ensuite ? L’émiettée de bar ? Non ? Alors, que diriez-vous d’un arlequin des prés ? C’est une superbe et toute récente création du chef. Elle est composée de pattes de poularde de Bresse, de tétines de vaches de Bazas et d’oreilles d’agneau d’écurie de Pauillac. Elle est préparée en dodine, accompagnée d’une mousseline de haricots rouges et d’une confiture de figues à la lie de vin du Médoc. Je vous le recommande tout particulièrement. Un peu lourd ? Oh ! Madame…Vous verrez, c’est très léger. Bien…Donc, je récapitule. Pour madame, la zigouillette de homard aux herbes de l’océan. Pour monsieur, les saint-jacques à la vinaigrette de pomponnette. Ensuite, deux arlequins des prés. Pour les desserts, nous verrons plus tard. A moins que ces messieurs dames ne soient tentés par un dessert chaud. Il y a notamment un soufflé à la rhubarbe, pépins de raisins confits, poudre de violette et noix de coco safranée, qui est la grande spécialité de la maison et que je vous recommande tout particulièrement. Bien, bien, nous verrons donc plus tard … »
Vous : « Oui, Amandine, je ne cesse de me dire… »
Interruption du jeune commis. « Le chef a préparé pour vous une petite mise en bouche. Je vous conseille de déguster, à partir du haut, dans le sens des aiguilles d’une montre, d’abord, la tartinette de purée d’olivettes à la joue de hareng, fumé artisanalement en Bretagne par le beau-père du chef et légèrement frotté d’huile de sésame et d’hélianthe tubéreux. »
Amandine : « C’est quoi l’hélianthe tubéreux ? »
Le commis : « Excusez-moi, je vais demander. »
Retour du commis : « C’est des rutabagas. Donc, je reprends. Ici, vous avez un beignet d’anguille dégraissée des marais sud poitevins, parsemée de copeaux et noisettes du Piémont. Ensuite, une tranchette de saumon mariné de la Laponie finlandaise sur une fine couche de lentilles vertes des Podots. »
Vous : « Qu’est-ce que c’est les Podots ? »
Le commis : « Je reviens dans un instant. »
Le même, de retour : « Ce sont les habitants du Puy, monsieur. Je reprends : les lentilles vertes à la mode des Podots, arrosées d’un filet de balsamico nourri pendant quinze ans en fût de chêne des Abruzzes. Enfin en haut, à gauche, vous avez un mini cornichon des Carpates tartiné au cabecou frais de la Montagne Noire, légèrement parfumé à l’essence de griotte. Je vous souhaite un bon appétit, messieurs dames ! »
Vous : « Depuis le temps, Amandine. Je me demande si vous… »
Interruption du chef sommelier, jeune homme tiré à quatre épingles et, visiblement sûr de lui : « Parlons, maintenant, de choses sérieuses. Résumons-nous : une zigouillette de homard et des saint jacques à la vinaigrette de pomponnette. Un vin blanc…C’est bien sûr ce qui vient immédiatement à l’esprit. Je pourrais par exemple vous proposer un château-poteux, dans une année jeune qui a un beau nez floral et est tendre sans être trop moelleux. Il conviendrait très bien aux deux plats. Mais non ! Je vais vous surprendre…Nous allons conclure un mariage audacieux mais parfait avec un rouge, château-la-nouillette, tout en dentelle, aux flaveurs de myosotis et d’acacia sur un fond, très léger, de cuir de Russie et même, imperceptible, de selle de chameau. Ensuite, nous enchaînerons sur un bourgogne, charpenté et puissant mais qui n’écrasera pas l’arlequin des prés. Je pense à un clos-des-cuites 1981. Une vigne très rare qui pousse sur un sol de diluvium alpin. Vendanges manuelles bien sûr…Fermentation à basse température…Vinification six mois dans un fût en chêne de la forêt de Tronçais, puis en cuve autopigeante et thermo régulée. Un très beau travail. Et, si vous le permettez, je vous le servirai en carafe, afin qu’il dégage au maximum ses flaveurs de pissenlit poivré et…mais juste un brin…de poil de souris. Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter un excellent dîner. »
Vous : « Le moment est venu, chère Amandine… »
Retour du jeune commis : « Les mise en bouche vous ont convenu ? »
Il dessert la table, revient avec des assiettes, et arrivent deux autres commis, portant des cloches en métal argenté. Sur un signe imperceptible du maître d’hôtel, les deux jeunes gens lèvent leurs cloches qui se heurtent dans un fracas épouvantable.
« Oh ! s’écrie le maître d’hôtel. Je suis vraiment désolé. » Puis se tournant vers les commis, leur lance un regard noir et dit d’un ton sec : « On recommence. »
La cérémonie, cette fois, se déroule, sans accrocs.
« Donc, pour madame, dit-il, voici la zigouillette de homard aux herbes de l’océan en soupe de crustacés aux pétales de fleurs de sel avec sa petite quenelle en robe de polenta. Et pour monsieur, la salade de saint jacques à l’unilatéral avec sa vinaigrette de pomponnette aux graines d’hépatite des bois, sur quelques feuilles vertes aux fleurs de bamboula. Je vous souhaite un excellent appétit et une très bonne soirée en notre compagnie. »
Amandine, se levant de sa chaise : « Désolée, mais ça sera sans moi. Je me tire. »
Soit vous partez avec elle et la conduisez vers la pizzeria la plus proche, soit vous restez et alors, il faut vous attendre à ce que le maître d’hôtel vous demande après chaque plat : « Vous avez aimé ? », une phrase toujours agréable à entendre quand on vient d’être plaqué par une dame. Enfin, avec un peu de chance, le chef viendra en majesté à votre table et vous posera, à son tour, la même question, avec, cette possible variante : « Est-ce que ça vous a plu ? »
Hélas ! Non je ne suis pas l’auteur de cette « Zigouillette », pourtant comme j’aurais aimé l’avoir écrit.
J’espère que comme moi, vous l’avez savouré, dégusté et que l’eau vous étant venu à la bouche, vous allez vous précipiter chez votre libraire pour acheter « Les Fous du Palais » et vous offrir un menu Pantagruélique, à apprécier comme un mille-feuille, page après page.
« Christian Millau, le célèbre critique gastronomique français, a publie chez Laffont un livre de souvenirs sous le titre "Les Fous du Palais" (Drôle de voyage au pays des gourmands).
C'est un ouvrage amusant, savoureux en diable, truffé d'anecdotes contées dans un style alerte et vivant, et l'humour est présent à toutes les pages.
L'avantage d'être un gastronome qui écrit, c'est qu'il peut faire partager ses découvertes et ses moments de bonheur à un grand nombre de lecteurs et que, naturellement, beaucoup de portes obstinément closes pour d'autres lui sont ouvertes à deux battants. Christian Millau décrit dans ce livre des personnages étonnants, comme Charles Ritz, grand seigneur, amateur de havanes, qui le fit pénétrer un jour dans ses appartements au "Ritz" : une chambre de bonne, un lit de fer, et une armoire dont chaque planche était pourvue d'un pot à confiture rempli d'eau, le meilleur humidificateur pour sa collection de cigares digne d'un milliardaire.
L'auteur nous entraîne aussi en Irlande, avec de solides buveurs de whisky, ou chez Maïté Saucourt, qui avait élevé un cochon et le pleurait à chaudes larmes en se régalant d'un solide coup de fourchette de son boudin tout frais. Un petit chef-d'oeuvre dans le genre souriant et quelques bonnes recettes en plus. »
Source : Europeangastronomy