Madame a ses vapeurs (1)… !
Théodore Tronchin, né à Genève le 24 mai 1709, va être appelé à soigner le mal étrange qui ravage la société de la fin du règne de Louis XV, mal qui atteint le vieux roi lui-même et ressemble, sous tant de point à notre moderne neurasthénie.
Sont-ce les travailleurs de la terre, les « femmes de campagne », les pauvres diables soumis à l’obligation de gagner leur pain qui en souffrent ? Ce mal ne frappe que les oisifs, les élégants, les gens de cour, ces raffinés à l’existence douillette, dont la raison de vivre semble consister en ces satisfactions à donner à leur vanité, leur égoïsme, leur plaisir, manière d’être n’engendrant que sécheresse de cœur, manque d’élan et de générosité, sentiments qui, poussés à leur plus haut point, aideront à la réaction violente qu’entraîneront les écrits de Rousseau , réaction que les « hommes sensibles » de la Révolution porteront eux aussi à l’extrême. Tant il est vrai que pour les sociétés comme pour les individus, la pondération, le juste milieu, la mesure, l’équilibre constituent un idéal presque impossible à atteindre.
D’où vient ce mal ?
De la satiété, d’une sorte d’ennui de vivre, de l’inquiétude des lendemains, de la peur de la mort. Châtiment de ceux qui n’existent que pour la jouissance, de ceux qui nient toute foi, toutes croyances, et qui en arrivent devant les grands problèmes de la vie à ressembler à ce navire dont le pilote, le seul qui pouvait le diriger parmi les écueils d’une passe difficile, avait été jeté à la mer. La passe est là, vers elle un invincible courant pousse le navire, quelle sera sa fin maintenant qu’il n’a plus de guide, quel est celui qui ose entrevoir cette fin sans frémir ?
Les philosophes ont jeté à la mer le pilote qui devait guider la société du XVIII° siècle. Qu’ont-ils donné d’équivalent à ceux qu’ils ont ainsi privé de vaillance, de force, d’esprit ? Quelle est la moisson de tant d’idées jetées aux quatre vents, de tant de paradoxes discutés dans les boudoirs,
autour des tables de souper par ces « débauchés d’esprit », comme les nommera Walpole, « ces femmes qui ont une admiration stupide pour tout ce qui est spirituel », ces mondains qui se pareront de leur incrédulité comme d’une gloire ?....Du dégoût, du désenchantement, de la tristesse, un ennui maladif et profond, une sorte de maladie noire qui donne à tout « un goût de cendre ».
La correspondance du temps le révèle, ce terrible état d’âme, Mme du Deffand le définira « l’ennemi », et l’impression qu’elle en ressentira ne pourra se traduire que par un mot bien grand, presque effrayant : le néant. Elle dira : « Je suis tombée dans le néant, je retombe dans le néant ». Et ce malaise moral sera particulier à presque toutes ses contemporaines. Les femmes « retombent dans le néant » sitôt qu’elles se retrouvent seules, en face d’elles mêmes ; aussi retardent-elles le plus qu’elles peuvent cet instant et prennent-elles « le goût de la multitude » pour y échapper. Et encore de deux maux ne feront-elles que choisir le moindre, car on les entendra dire aussi « que la foule est la plus absolue et la plus pesante des solitudes ». Elles veilleront donc chaque soir, tous les soirs. La raillerie, la chanson, l’épigramme leur donneront le nom de Lampes et Duclos, dans ses confessions du comte de ***, pourra dire d’une femme de ce temps : « Il n’y avait rien qu’elle ne préférât au chagrin de se coucher ».
Et enfin, dans ces grands lits profonds, la femme ne pourra dormir. L’insomnie dont, sous la Régence déjà, toutes les femmes se plaignaient, la « fera se retourner jusqu’au matin ». Nous retrouvons dans les lettres de Mme du Deffand et de Mlle de Lespinasse des doléances « sur ce grand désespoir de ne pouvoir dormir », sur ces veilles fiévreuses où les impressions s’exaspèrent, où pas un instant l’esprit ne cesse de battre la campagne….
La femme revit la journée écoulée, prépare celle qui va suivre, arrête des bons mots et les occasions de les faire naître, s’excite à l’amabilité, à la grâce, cherche le moyen de triompher d’une rivale, combine une toilette, « pense chiffons », pleure sur une déception, des passions contrariées, aiguise des colères, s’entraîne à des vengeances, en un mot, ce qui agite, torture, ravit, enchante ou réduit au désespoir et pousse au dégoût de l’existence la mondaine de tous les temps.
Mais, pour trop demander à ses nerfs, la femme du XVIII° siècle devient languissante, « anéantie, mourante », sans volonté. Sa vie se passe en « papillotages », cette suprême forme que prennent les grâces du siècle ! Étendue sur une chaise longue, cette femme n’aura que la force de faire des nœuds, de parfiler, et, en dehors de cet amusement des doigts, elle n’existera que par le cerveau. Tout lui sera ébranlement, émotion ; elle s’évanouira pour un rien, les attaques de nerfs succéderont pour elle aux attaques de nerfs, et bientôt ces crises deviendront si fréquentes qu’il lui faudra faire matelasser sa chambre. Les Mémoires de Mme de Genlis nous apprennent qu’une des grandes dames les plus sérieusement atteintes serait la princesse de Lamballe. La vue d’un homard, l’odeur d’un bouquet de violettes lui donnait des évanouissements de deux heures.
A ce mal, auquel ils ne comprenaient rien, les médecins ont donné le nom de :
« Vapeurs ».
A suivre… !