Féminisation… !
J’ai suivi une conversation lors d’une émission « Bibliothèque Médicis », entre Jacqueline de Romilly et Christiane Desroches Noblecourt.
À l’issue, j’ai eu envie d’en connaître plus sur cette académicienne, une grande Dame, spécialiste de la Grèce antique.
Très tôt, Jacqueline Worms de Romilly se distingue par de brillantes études au lycée Molière, où elle est lauréate du concours général de latin et deuxième prix en grec ancien. Elle poursuit ses études au lycée Louis le Grand puis à l'école normale supérieure. Agrégée de lettres et docteur ès lettres, elle enseigne la langue et la littérature grecques à l'université de Lille puis à la Sorbonne, avant d'être nommée professeur au Collège de France en 1973 à la chaire 'la Grèce et la formation de la pensée morale et politique'. Jacqueline de Romilly est la première femme à entrer dans la vénérable institution ainsi que la première femme membre de l'académie des inscriptions et belles-lettres en 1975. Elle se consacre à la littérature grecque, aussi bien aux auteurs qu'à l'histoire des idées, et publie de nombreux ouvrages sur ce sujet.
Elle est élue à l’Académie française, le 24 novembre 1988, au 7e fauteuil d’André Roussin.
Elle est également membre correspondant ou étranger de diverses académies. En 1995, elle obtient la nationalité grecque et est nommée ambassadeur de l'hellénisme en 2001. Parmi ses nombreuses distinctions, citons le prix Langlois en 1974, le grand prix d'académie de l'Académie française en 1984 et le prix Onassis en 1984. Elle est également faite Grand-croix de l'ordre national du Mérite et Grand-croix de la Légion d'honneur en 2007. Se battant pour la sauvegarde de l'étude des langues anciennes, Jacqueline Worms de Romilly est l'une des plus grandes spécialistes de la Grèce antique.
Pour une première approche de ces œuvres :
http://www.academie-francaise.fr/immortels/base/publications/oeuvres.asp?param=679
J’ai choisi son dernier livre :
« Chaque mois, depuis des années, Jacqueline de Romilly essaie de nous faire partager son amour de la langue française.
Ce qu'elle veut avant tout, c'est nous en donner le goût. C'est-à-dire qu'elle insiste plus sur les beautés de cette langue que sur les dangers qui la menacent.
À partir d'un mot qu'elle a choisi, elle cherche à en préciser le sens, la valeur correcte, l'étymologie, ainsi que l'évolution qui, en fonction des changements de la société, des découvertes scientifiques, ou des réflexions des écrivains, a chargé ces mots de nuances nouvelles. En somme, elle nous fait vivre le roman des mots.
Les langues, en effet, ne cessent de se transformer. S'il existe des inventions inutiles et pédantes, qui ne sont en réalité que des fautes portées par une mode souvent précaire, il existe aussi des changements qui reflètent notre histoire et notre pensée. Il est passionnant d'en suivre le cours.
Peu à peu les mots se chargent d'une riche complexité.
Réunies ici pour la première fois en un volume, ces promenades dans le jardin des mots nous permettent de contempler, en compagnie du meilleur guide que l'on puisse avoir, l'un des plus beaux paysages du monde, la langue française. »
(Présentation de l'éditeur)
Pour vous donner envie d’en savoir plus sur ce « Jardin des mots », je n’ai eu que l’embarras du choix, parmi les nombreuses chroniques, parues dans Santé Magazine, et regroupées dans ce livre.
Avant de vous inviter à lire l’une d’entre-elles, Féminisation, en préambule, je citerai ce qu’elle a écrit concernant l’enseignement.
« L’enseignement est sans doute ce qui compte le plus pour l’avenir d’un pays, c’est sans doute également ce qui, aujourd’hui, va le plus mal en France. La crise que nous avions naguère, été un certain nombre à dénoncer, n’a fait dans les institutions que s’aggraver, comme si toutes les mesures tentées, fût-ce avec la meilleure bonne foi du monde, se trouvaient au passage happées et détournées de leur sens […]
L’orthographe disparaît, et j’ajouterai que l’écriture même risque de disparaître. Car, quand les signes n’ont plus ni clarté, ni logique, ils ne permettent plus de communiquer, d’aucune façon. »
Féminisation
(Photos-media Homme par Mappelthorpe, Laetitia Casta)
« Lorsqu’il a été décidé que le mot ministre deviendrait féminin si la fonction était occupée par une femme, je n’ai pas été très heureuse. D’abord, cela me paraissait aller contre l’habitude du français, qui veut que les formes masculines prennent la valeur de ce que l’on pourrait appeler un neutre, c'est-à-dire puissent englober aussi bien le masculin que le féminin. On dira « nous avons été heureux, ma femme et moi, de vous recevoir » ; et nul ne sera choqué que cette forme masculine convienne pour les deux sujets. Il en est de même lorsque l’on dit « tous les hommes sont mortels » ; il est clair que, dans ce cas, le mot hommes englobe, au masculin et au féminin, toute l’humanité.
C’est d’ailleurs là l’origine de cette définition qui nous avait jadis fort amusés quand nous lisions dans le dictionnaire pour le mot homme : « Terme générique, qui embrasse la femme » !
D’autre part, dans ma génération, nous avions, nous les femmes, été fières de réussir à nous présenter aux mêmes concours que les hommes et dans les mêmes conditions. Il était donc déroutant de voir aujourd’hui les distinctions se rétablir, fût-ce avec les meilleures intentions de la terre, sous la forme de débats sur la parité ou les quotas. Pourtant, je n’en ai point parlé ici, ne voulant pas offrir aux lecteurs des discussions trop mêlées et d’actualité et d’incertitude.
Mais aujourd’hui les choses se compliquent : dans un texte officiel récent, relatif à une promotion de la Légion d’honneur, on va de découverte en découverte. Ce texte a d’ailleurs soulevé quelque émotion et je citerai les réactions d’un député de Paris dans une question écrite (Gilbert Gantier) ou un article paru dans Le Monde (Bertrand Poirot-Delpech).
Dans ce texte, on voyait la féminisation s’étendre soudain à toutes les fonctions, à tous les métiers, à toutes les activités. Et elle y prenait des formes un peu insolites. Ainsi, moi qui ai enseigné toute ma vie, j’ai découvert alors que j’étais professeure C’est un exemple parmi d’autres sur cette liste ; mais je dois avouer qu’il m’a atteint au cœur.
Je n’ai jamais éprouvé de scrupule à entrer dans une salle où, même dans un lycée de filles, on lisait sur la porte les mots salle de professeurs. Et lorsque j’ai écrit un livre intitulé Nous autres professeurs, je n’imaginais guère que, pour me conformer au nouvel usage, je devrais un jour écrire « Nous autres professeurs et professeures » !
De toute manière, on ne crée pas des féminins avec cette légèreté. Et, puisqu’il s’agit des mots en –eur, je remarque que plusieurs féminins peuvent se présenter : on dit une directrice et une actrice ; mais une chanteuse et une masseuse ; certains mots ont même deux féminins, comme chasseuse et chasseresse. Ces différences tiennent dans certains cas à la nature du verbe correspondant, ou bien à la date de création et certains hasards de l’histoire peuvent jouer ; mais, de toute façon, nous sommes loin du compte avec ce petit e muet qui atteint soudain tant de métiers. Il se glisse là, de façon discrète, puisqu’on ne l’entendra pas, mais aussi sans que rien ne le justifie. À la limite, pourquoi ne se mettrait-on pas à écrire la couleure ou la blancheure, sous prétexte que ces mots sont féminins ?
Une telle pente m’inquiète ; mais déjà la liste qui nous est offerte touche en moi le professeur avec ou sans e muet. Je suis professeur de lettres. À ce titre, j’ai toujours eu à cœur d’enseigner aux jeunes la valeur des mots, leur étymologie et les règles de la langue française, avec l’orthographe des mots. Je crois fermement que c’est la condition première d’une pensée claire.
Mais, comment veut-on que l’on puisse enseigner vraiment cette correction de la langue et de l’orthographe si, d’un trait de plume, on introduit de si brusques changements ? L’élève devra-t-il préciser à quel décret il se conforme ? Et ne s’inquiétera-t-il pas devant les textes antérieurs ? Quelle confiance aura-t-il en nous et en notre langue française ? Et comment la respectera-t-il ?
Je sais bien ce que l’om me dira : que peut-être le texte cité n’est pas tout à fait le texte officiel, qu’il y a eu des erreurs ou un excès de zèle de la part de rédacteurs. Une telle explication est possible. Mais c’est précisément là que je voulais en venir : nous ne saurons plus, dans l’enseignement, reconnaître ce qui est désir de se conformer à quelque règle nouvelle ou simple erreur d’étourderie ! Certes, la langue évolue ; la langue change ; mais il n’est pas bon de la brusquer ni de la faire tituber, et la plus belle des causes ne saurait gagner à la traiter ainsi. »
Discours de réception à l’Académie Française de Mme Jacqueline de Romilly, le jeudi 26 octobre1989
http://www.academie-francaise.fr/immortels/discours_reception/romilly.html
Mon prochain livre sera :
« A ce souci de vérité historique, Jacqueline de Romilly ajoute à son ouvrage un autre intérêt de réflexion, en montrant que la crise profonde de la démocratie athénienne, après l’âge d’or du siècle de Périclès, présente des similitudes troublantes avec la crise de notre société actuelle.
Le récit de la vie du général Alcibiade, pupille de Périclès et paré de tous les dons, mais imprudent et dévoré par l’ambition, est donc présenté comme " un exemple à méditer et à ne pas imiter ". * Sa carrière préfigure en effet tous les excès de ce qu’on appelle aujourd’hui la " politique spectacle ". Il aurait pu faire beaucoup de bien à Athènes et à la Grèce et son admiration passionnée pour Socrate aurait pu être un gage de conduite mesurée, mais le disciple n’écouta pas le maître et se laissa emporter par ses passions. » (Daniel Gerardin)
*Vous ne pensez pas à …?
Là, c’était mon grand ancêtre, maintenant nous avons… ?